Pour Claire Prat-Marca, directrice et fondatrice de l’association Artivista, le street art est la meilleure manière de mêler art et social, au plus près des communautés en difficultés. Illustration avec le projet « Be the change you want to see in the world », soutenu par Almayuda et mené à Tripoli, ville la plus pauvre du Liban, dans le quartier de Bab al-Tebbaneh, l’un des plus défavorisés du pourtour méditerranéen.

La banlieue de Tripoli, au nord-Liban est une succession de bidonvilles insalubres et délaissés, comme Bab al-Tebbaneh. Ce quartier est peuplé d’environ 60 000 résidents dont 60 % sont des musulmans sunnites libanais et 30 % des réfugiés syriens et palestiniens. Il a longtemps connu des tensions intercommunautaires et de violents affrontements avec le quartier alaouite voisin de Jabal Mohsen. Aujourd’hui, la misère et même des maladies, ailleurs oubliées telles que le choléra, sont le quotidien des habitants de Bab al-Tebbaneh.

C’est dans ce lieu, dévasté par les conséquences de la guerre, les rivalités entre figures politiques locales, la corruption et la violence, qu’après le Brésil, l’Irak, la France et la Colombie, l’association Artivista a, en 2022, mené à bien son nouveau projet : « Be the change you want to see in the world ».

Le street art pour associer l’art et le social

Portée par des ambitions sociales et éducatives, l’association Artivista, créée en juillet 2017, organise des échanges autour du street art, impliquant à chaque fois des artistes muralistes confirmés de deux pays et leur population. En partenariat avec les villes et le tissu associatif local, elle propose à des artistes du monde entier d’investir des espaces souvent peu propices à l’expression créative : quartiers sensibles ou en réhabilitation, hôpitaux, écoles… 

Sa fondatrice et dirigeante, Claire Prat Marca, a un passé professionnel de directrice artistique, dans plusieurs groupes de presse, organisations et musées. Elle a créé une galerie d’art itinérante, afin d’apporter des expositions éphémères, chez des particuliers, ou dans des lieux insolites. Elle est également à l’origine du festival de street art « Dans et sur les murs », à Saint-Germain-en-Laye, là où le musée d’Archéologie nationale fait une large part à l’art pariétal, première expression de l’art sur les murs, en l’occurrence sur les parois des grottes !

Artivista, qui souhaite offrir à tous l’occasion de transformer son environnement, à travers le geste et le regard artistiques, est né de son envie de « mêler les aspects sociaux et artistiques avec le street art ». 

Artivista : rencontres et projets

L’histoire commence au Brésil, où Claire a vécu, lorsqu’elle était enfant. « J’ai toujours gardé le contact avec la famille de ma nounou de l’époque. Nous voulions faire quelque chose ensemble, dans sa favela et nous nous sommes dit que ce serait plus riche de faire des échanges, pour permettre à des artistes de voyager. Ça a été le début d’une aventure, matérialisée par une fresque pérenne, des murs participatifs, auxquels ont participé les habitants, les enfants des écoles, ainsi que trois artistes français et quatre brésiliens, dont l’un nous a ouvert la porte de sa favela. »

Après le Brésil, ce sera Mossoul. « Tous les projets d’Artivista se font grâce à des rencontres. En Irak, c’est parti de mon fils qui couvrait, avec un journaliste irakien, la chute de Daesch. J’ai eu envie de faire quelque chose avec eux, pour donner un peu de joie de vivre pendant une semaine aux habitants et aux universitaires de l’Institut des Beaux-arts de Mossoul qui, pendant plusieurs années, avaient dû cacher leurs peintures, ou enfouir leurs instruments de musique… Il en est sorti une fresque immense de 200 m2 de couleurs vives, un geste artistique et politique, pour dire : nous sommes toujours là, il y a toujours de l’art en Irak et à Mossoul ! » 

Puis, ce sera l’hôpital Robert Debré, à Paris et une action dans le service Psychiatrie. « Des artistes ont peint les surfaces autour du terrain de jeu, visible depuis les chambres des patients. Chacun a dessiné une journée, l’ensemble formant une histoire, qui se termine avec les astres. Les enfants, hospitalisés dans le service, ont contribué à sa réalisation. » En France encore, à Saint Denis, Artivista est intervenu, en collaboration avec la ville, pour embellir les lieux de vie de façon pérenne.

Avant le Liban, ce sera la Colombie « … à Dibulla, un village de pêcheurs, près du Venezuela, miné par la prostitution et l’inceste. Avec une ONG, qui agit pour les enfants, nous avons réalisé des ateliers visuels sur le thème du respect de son corps… Puis nous sommes allés dans une école de Barranquilla, dans un quartier dangereux, en collaboration avec une association locale. L’objectif était la réappropriation du quartier par ses habitants. »

« Be the change you want to see in the world »

Ce projet, mené en 2022, à Tripoli, dans le quartier de Bab al-Tebbaneh, est né d’une convergence de facteurs : les origines libanaises soudain révélées de Claire Prat Marca, la présence de son fils, devenu correspondant de Radio France dans le pays. Et, comme toujours, des rencontres improbables : Pia Abboud, entrepreneuse libanaise dans le tourisme responsable ; Anthony Quéré, logisticien français, vivant et travaillant au Liban dans une ONG…

Ils rassemblent autour d’eux une petite cohorte d’artistes. Abbrash, qui a grandi à Bab al-Tebbaneh, ouvre les portes de son quartier. Exist crée le lien avec le milieu alternatif de Beyrouth. Mjay, rencontrée par hasard à l’aéroport, est la seule femme artiste muraliste du Liban. À ce groupe de graffeuse et graffeurs libanais, s’ajoutent la designeuse française Aurélie Andrés, le parisien Jo Ber et Tim -Zdey, né à Hong-Kong, déjà compagnon de route d’Artivista dans plusieurs projets. 

« Be the change you want to see in the world » sera accompagné par l’ONG MARCH Lebanon, qui aide d’anciens repris de justice marqués par la guerre à se reconstruire. Il est soutenu par l’AFD (Agence Française de Développement), qui apporte son savoir-faire en matière de lutte contre la corruption. Artivista et MARCH organisent plusieurs workshops préparatoires au projet : initiation au street art avec des jeunes filles et garçons d’écoles de Tripoli, mais aussi atelier de réflexion sur le projet, mené avec une vingtaine d’étudiants de la prestigieuse université Saint-Joseph de Beyrouth. 

Après avoir réuni des nacelles élévatrices auprès d’entreprises locales pour que les artistes puissent accéder à des façades de 20 à 25 mètres de haut, le « chantier » démarre le 10 octobre pour se terminer le 22 octobre 2022.

Des arbres, une sirène, un petit garçon…

Si l’art est avant tout un prétexte pour partager des moments avec les populations locales et améliorer leur quotidien, les cinq œuvres géantes, dévoilées à l’automne 2022, témoignent de la créativité et de l’émotion des artistes, plongés dans cette aventure collective. 

En enfilade et en léger décalage les uns par rapport aux autres, quatre façades d’immeubles, racontent l’espoir et la douleur. Peint par Abbrash, l’artiste originaire du quartier, il y a d’abord le visage de ce petit garçon noir. Tué en avril 2022 par une balle perdue, il s’appelait Mhamad El.Sayed. Ses frères et sœurs ont accompagné l’artiste et l’équipe d’Artivista, tout au long de l’accomplissement de cet hommage pictural.

Le mur suivant représente un cèdre du Liban, réalisé en mode « comix ». À chaque niveau de feuillage correspond une saynète. Accroché au tronc, il y a un homme, qui porte une barbe de hipster, une casquette de « lascar », mais aussi une tunique, des sandales et un bracelet qui évoquent l’antique Phénicie. L’ensemble atteste de la double passion de Jo Ber pour la mythologie et la bande dessinée. Depuis sa nacelle, il a multiplié les contacts avec les gens de l’immeuble, notamment une dame et sa famille qui lui offraient sourire et café. 

L’œuvre suivante est collective, puisqu’elle associe Mjay et Aurélie Andrés, dans une fresque verticale, qui montre la transformation d’une femme en sirène. La teinte dense et dominante de la mer témoigne de l’influence du bleu intense de la ville marocaine de Chefchaouen sur l’artiste française. Les feuilles et fruits, et rappellent la présence des oranges et orangers à Tripoli.

La façade voisine, réalisée par le graffeur libanais Exist, représente une lettre de l’alphabet arabe, peinte sur un fond vert turquoise et détournée de son sens premier. Un peu à l’écart de ces quatre œuvres et réalisé par Tim – Zdey, un frangipanier, arbre endémique du Liban, éclaire comme un soleil l’une des écoles du quartier. Outre les grandes façades, des murs participatifs ont permis aux enfants des écoles et aux habitants du quartier d’apporter leur touche personnelle à la transformation de leur quotidien. 

L’ensemble a été inauguré le 22 octobre 2022. Une fête très simple, autour de petits marchands ambulants, a conclu une séquence dont Claire Prat Marca résume ainsi la portée : « On a frappé à toutes les portes des immeubles, rencontré beaucoup de femmes… Des façades ont été réhabilitées, des terrasses rénovées… Ces transformations ont rendu heureux les habitants, la directrice de l’école et les enfants… Mais, il y a tellement à faire, le ramassage des poubelles, la lutte contre le choléra qui a commencé à sévir alors que nous terminions cette opération, la remise en route des services publics, … » 

Utile et tellement modeste en même temps ! Une illustration de la théorie du colibri, à laquelle Almayuda a pu contribuer à son échelle.

Photos : Thibault Lefébure

Lien utile :
https://artivista.fr
https://www.youtube.com/watch?v=JHQrFsKhmKE